Roland Delcol

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Ajouté le 20 mars 2018

50nuancesdecourbet / Grand Écart. Bruno Picard.


 

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Il y a tout un peuple qui trotte dans la tête de Roland Delcol : des icônes hollywoodiennes, acteurs ou réalisateurs, des écrivains et des poètes, des peintres et des sujets de peintres, des personnages de dessins animés, et des femmes. Nues les femmes, toujours ; du moins, toujours des femmes nues.

        Il y a tout un tas de femmes nues qui trottent dans la tête de Roland Delcol. L'obsession de la femme nue n'est pas l'apanage des peintres, certes : mais, contrairement au commun des mâles, avec eux, ça se voit. Parce que les femmes nues, dans la tête de Delcol, leur puissance érotique est trop forte pour être contenue ; alors Delcol les extrait de sa tête et les peint. Le corps nu, hyperréaliste, dont la clarté de la chair brille comme un astre dans l'obscurité d'un fond le plus souvent noir, qui lui renforce sa puissance d'attractivité. « Il faut de la vaillance pour, malgré des morales et forçant sur la mode, faire luire ce qu'il y a de plus beau sur terre comme une étoile parmi les lumières de la rue, comme une opaline dans l'ombre d'une chambre, pour fondre corps et vérité » [2] : c'est son ami écrivain surréaliste belge Louis Scutenaire qui le dit dans La Chanson de Roland, poème épique qu'il lui a dédié. Emile Zola -qui n'était ni surréaliste ni ami du peintre- disait que Courbet était un "faiseur de chair" [3]. Delcol, lui, peint la chair de la femme comme on polit une pierre... avec lui, on rentre dans l'âge de la femme polie.

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Il y a tout un tas de femmes nues qui trottent dans la tête de Roland Delcol, et leurs appâts physiques - le cheveu blond, les seins lourds, la toison fournie, le cul sublime - font assaut du regard aussi sûrement que dans Le Viol de Magritte. Mais, comme « le pêché n'existe que dans les yeux du voyeur » [4], les femmes de Delcol n'ont jamais d'intentions exhibitionnistes. Assises, debout, couchées, leurs nudités sont saisies dans des poses qui se veulent naturelles, rarement provocatrices, jamais sciemment perverses. Fausses ingénues, on dirait qu'elles ignorent le caractère lascif de leur corps, et leur sensualité n'en est que mieux renforcée.

Il y a tout un tas de femmes nues qui trottent dans la tête de Roland Delcol, mais elles sont rarement seules. Autour du corps nu, un contexte improbable multi-référencé, jouant avec humour souvent sur l'intemporalité. Un mélange qui détonne, comme des chocs visuels. Des toiles toujours intitulées Sans paroles au pluriel, comme si, en ne parlant pas, elles avaient beaucoup à dire... Dans un jeu d’anachronisme, Roland Delcol marie ses modèles contemporains à des icônes passées, des Prévert, Picasso, Hitchcock, Laurel et Hardy... ou à des références de l'art classique, Olympia de Manet, en Vénus de Titien, aux côtés de la Joconde, de Marat dans sa baignoire, de la Femme en bleue lisant une lettre de Vermeer. Par ces associations libertaires, le peintre abolit les hiérarchies picturales et confronte non sans humour les chefs d’œuvres de l'histoire des arts aux sujets contemporains. « Est-ce que La Joconde est plus importante que le portrait de Laurel et Hardy, je vous le demande... » [5]. Il donne une appellation à ce courant de peinture : post-modernisme.

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        Des femmes nues, dans sa tête, Courbet devait en avoir aussi quelques-unes -l'obsession de la femme nue n'étant pas une spécialité belge -nationalité de Delcol- : pas de jeu d'anachronisme, pour lui, ses modèles sont toujours saisies dans leur contemporanéité. Pas de référence extérieure à son univers érotique. Les femmes de Courbet ne sont pas ingénues, elles connaissent la charge érotique qui émane de leurs nudités. Elles l'assument. Comme est assumée toute une imagerie de bordel plus ou moins pornographique, des Belloc ou autres Moulin, qui hantait son atelier. Assurément, le peintre d'Ornans avait tout un peuple nu qui trottait dans sa tête. Faire le compte de ses maîtresses tient de la gageure, même s'il s'en targue souvent dans son abondante correspondance. « Comme beaucoup d'artistes de son époque, il papillonnait de modèles en grisettes, sans se fixer vraiment, sans se fixer surtout » [6].

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       L'hommage de Delcol à Courbet pourrait ainsi être interprété comme une reconnaissance d'obsession partagée -toute admiration gardée, car il y a obsession bien plus nuisible ! Il est étrangement cadré, cet hommage, ainsi perché dans un angle. La radio avait son Oreille en coin ; avec Delcol, la peinture a sa vulve en coin. Elle a la pilosité électrique et la fente halitueuse. Elle est surtout largement ouverte grâce à un grand écart magistral. Ses cuisses semblent battre comme des ailes. C'est sans doute pour cela que cette Origine est ainsi placée : c'est qu'elle est en plein envol. Elle domine le monde comme un oiseau ; elle pourrait nous jeter un raie de pisse ou une fiente au visage. Là-haut, la femme est en position de force. Elle rayonne comme un astre ; elle rayonne par son astre sexué. Elle rayonne sur l'esprit du peintre, l'éblouit au point de rendre vacuité tout ce qui l'entoure, en somme elle le soumet à sa présence. Ce fond blanc, c'est la tête du peintre, celle du regardeur, celle de l'homme hétérosexuel en général, un vide dominé par cette présence obsédante de fente poilue qui s'ouvre à la conscience avec la récurrence d'un battement d'ailes. Cette Origine du monde belge n'est pas un sexe : c'est une allégorie de l'obsession de l'homme pour la femme (nue de préférence), et surtout pour son sexe -le reste peut bien disparaître !

                 Le reste, ce sont les querelles de clochers, toutes les luttes de chapelles artistiques dont les identités s'incarnent dans leur -isme de terminaison. Courbet voulait s'affranchir du classicisme, de l'académisme, tout autant que du romantisme, et de sa branche orientaliste. Il est à l'origine du réalisme en peinture, quand il écrit, en 1855, dans la brochure accompagnant son exposition personnelle réalisée en marge du Salon officiel : "Le titre de réaliste m'a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres en aucun temps n'ont donné une idée juste de choses : s'il en était autrement les œuvres seraient superflues" [7]. Dans les années 1960, dans la mouvance du pop art, naît un courant artistique dont la vocation est le rendu minutieux de l'image au point d'être confondu avec la photographie ; la critique hésita longtemps : néo-réalisme, super-réalisme, photo-réalisme, l'étiquette qu'on lui accola finalement fut hyperréalisme. Dans cette case fut placé Delcol. Courbet, le réaliste, cherchait moins à rendre réelle -quasi photographique- l'image même (les peintres pompiers s'y employaient avec talent) qu'à décrire le réel de son temps ; inversement, l'hyperréalisme s'attache moins au réalisme du sujet qu'à celui de l'image. De fait, les toiles de Delcol sont souvent surréalistes... mais, bigre ! Il faut être clair sur sa religion ! En somme, point de consensus possible. La guerre des -ismes peut se poursuivre (c'est d'ailleurs sans doute tout l'intérêt de cette catégorisation orchestrée plus par la critique que les peintres eux-mêmes). Aucun consensus...

        La version de Delcol fait partie d'une série de douze lithographies intitulées Ankle Strap's accompagnant une version "luxe" du roman érotique Emmanuelle, dont l'adaptation du premier opus était sortie l'année précédente au cinéma avec le succès que l'on sait. C'est naturellement vers Roland Delcol et son univers d'érotisme surréaliste que l'éditeur Tchou s'est tourné pour l'illustration. Cette Origine du monde n'est donc pas une oeuvre directement en rapport avec celle de Courbet, mais c'est néanmoins sous ce titre qu'elle est présentée en 2015 à l'Université du Kent dans une exposition intitulée Beautifully Obscene. Aussi le peintre ne voit-il pas d'objection à reconnaître a posteriori sa version comme hommage à Courbet.

        Roland Delcol a forcément quelque chose à voir avec Courbet. S'il l'on pouvait les faire échanger, ils parleraient sans doute d'art avec passion, réalisme et hyperréalisme (ou "sur", ou "para", ou "néo" – réalisme). Certes, mais au-delà de soliloquer sur les multiples chapelles du réalisme, ils parleraient aussi politique, ces deux doux anarchisant qui voulaient chacun faire voler en éclat l'ordre moralisateur de la bourgeoisie. Mais surtout, surtout, c'est sûr, ils disserteraient passionnément sur... la femme (à poil, de préférence).

1 - Roland Delcol, Exposition au musée d'Ixelles, Bruxelles, 2012

2 - Louis Scutenaire, La Chanson de Roland, éditions L'Envers sauvage du Réèl, 1982, p.18

3 - Emile Zola, Mes Haines, Paris, 1866

4 - Louis Scutenaire, op cit, p. 20

5 - Roland Delcol, Le postmodernisme, une merveille de Roland Delcol, vidéo

6 – Thierry Savatier, L'Origine du monde, Histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 4è Editions, 2009, p.55

7 - Gustave Courbet, Catalogue de son exposition personnelle, 1855

Bruno Picard, 03/02/2018

https://www.50nuancesdecourbet.com/gustave-courbet

 

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